CHAPITRE XXIX
Il faisait beau. Le soleil entrait par la fenêtre du bureau de Holst, glissait sur son vilain crâne trop lisse et faisait voltiger la poussière d’innombrables manuscrits. Il expectora dans le crachoir, alluma un cigare et m’adressa à travers la fumée un sourire de crocodile, suave et jovial. La raison de sa bonne humeur m’échappait complètement. N’allait-il pas être assailli par les flics dès que Gloria Mason serait retrouvée ?
— Elle vous a coûté cher, Bertha ? Demandai-je.
— Bien trop cher. (Il fit la moue.) Je lui ai fait des cadeaux. J’ai donné du boulot à tous ses clients. Et il y en avait qui étaient de vrais tocards.
— A quel moment a-t-elle commencé à vous pressurer ?
— Deux semaines après la mort de votre femme. Elle m’a montré la seconde page de ses aveux. Ça m’a suffi.
Il se tut un instant, puis reprit :
— Pour ne rien vous cacher, Dufferin, je n’ai pas eu le cœur brisé, lorsque votre femme s’est précipitée du haut de la falaise. Elle n’avait pas un sou de talent. Qu’est-ce que j’en aurais fait ?
— C’est Bertha qui l’a tuée, dis-je.
Il battit des paupières.
— Tiens ?… Vous savez, dans le métier, faut savoir être vache. L’agence Tweedy ne battait que d’une aile et Bertha devait chercher un moyen de remonter la pente. Cette lettre lui a paru providentielle. Elle s’en est d’ailleurs servie très judicieusement. C’est pour ça qu’elle n’osait pas reconnaître qu’elle l’avait perdue.
— Et du coup, pendant un moment, j’ai été complètement paumé, dis-je.
— Vous ? fit-il. Et moi, alors ? Kevin me téléphone pour me dire que c’est lui qui l’a. On décide donc de faire ce film sur Cellini. C’est vous qui deviez écrire le scénario. Dix millions de frais, pour un navet ! Vous voyez un peu le tableau ? La panique chez les actionnaires et moi sur le pavé ! Je téléphone à Bertha. Elle me dit que c’est de la blague, qu’elle a toujours la lettre en sa possession et, comme Barry Kevin meurt le soir même, je commence à la croire.
— Il a été assassiné, dis-je.
— Je me doutais bien que ce n’était pas une simple coïncidence. Mais pourquoi m’en serai-je inquiété ?
— Elle a chargé son homme de main, Hymie, d’aller reprendre le document. Kevin a été tué au cours de l’opération, mais Bertha n’a pas récupéré le papier. J’ai eu une conversation avec elle, le lendemain matin. Elle croyait que c’était moi qui avais la lettre. Elle a même envoyé deux terreurs pour me la reprendre.
— Je l’ignorais. Je croyais que la situation était inchangée et voilà que, deux jours plus tard, je vous vois arriver. Je vous ai reçu, parce que Kevin m’avait parlé de vous. Je voulais me rendre compte de ce que vous saviez. Eh bien, vous paraissiez tout savoir. Vous m’avez même fait entendre que la lettre était entre vos mains.
— Mais non !
— Je le sais maintenant, mais je n’y voyais pas clair, à ce moment-là. Je vous ai fait suivre et j’ai convoqué Bertha immédiatement.
— Moi, je suis allé immédiatement à son agence, mais elle était sortie. C’était insolite.
— Elle n’a pas pu me montrer la lettre, bien sûr, et elle a dû m’avouer que c’était un autre qui l’avait. Elle prétendait ignorer qui. Mais moi, je croyais le savoir. Le garçon qui vous a filé a appris que vous vous planquiez dans un meublé, sous le nom de Kingston. J’ai envoyé deux types à cette adresse.
— Les mêmes que Bertha ! Ils ont été plutôt surpris.
— J’ai moi-même été surpris en voyant qu’ils ne me rapportaient qu’un seul feuillet de la lettre et que cette lettre vous était adressée. J’en ai conclu que vous étiez trop malin pour vous laisser intimider et je vous ai envoyé mon homme d’affaires. Il est plus astucieux.
— Il ne pouvait plus rien tirer de moi, car, entretemps, Bertha s’en était prise à mon gosse. Vous auriez été tous deux plus malins si vous m’aviez dit, dès le début, que le maître chanteur était Bertha. Cela nous aurait épargné bien des soucis.
Holst sourit.
— Fausse manœuvre… dit-il. Mais dans ce business, la meilleure façon de se couvrir, c’est de la boucler. Toujours.
— Vous auriez pu sauver la vie de Frascatti, dis-je. Vous auriez pu éviter l’accident dont a été victime Ted Wilson. J’avais raconté à Bertha que Wilson faisait certaines recherches, pour me rendre service. Elle a dû avoir peur qu’il n’apprenne que vous engagiez tous les comédiens qu’elle avait sous contrat.
— Wilson ? Je me rappelle… Un pochard… Je l’ai balancé. (Holst jeta son cigare dans le crachoir et en alluma un autre. Apparemment il n’aimait en fumer que les deux premiers centimètres.) Je suis toujours prêt à vous acheter des scénarios, catégorie B, dit-il aimablement. Dix mille dollars. Un contrat de six mois avec option. Soixante-quinze dollars par semaine.
— Vos tarifs ont baissé.
— Maintenant, il n’y a plus de contrainte, dit-il.
— Eh bien, les dix mille dollars et le contrat, vous pouvez vous les mettre où je pense, dis-je.
— Vous manquez une belle occasion !
— Non, dis-je.
— Comme vous voudrez. (Il souffla sa fumée, l’air satisfait.) Bon. On ne parle plus de contrat et on n’a plus rien à se dire. Notre entretien a été fort intéressant, mais le travail n’attend pas… Alors, bonsoir !
Je me levai.
— Simple curiosité, dis-je, pourquoi avez-vous tué Greto, compte non tenu de votre tempérament impulsif ?
— Votre curiosité est justifiée, dit-il, mais il n’est pas de mon intérêt de vous répondre.
— Ce doit être une histoire qui date du temps de Chicago ? Un chantage ?
— Allez, filez, Dufferin ! Je ne voudrais pas vous faire vider, avec votre bras en écharpe et, de plus, je suis de bonne humeur, ce matin.
— Qu’avez-vous fait de la première page de la lettre ?
— Je l’ai brûlée.
— Encore un geste inutile ! Dis-je. C’était un faux. Tout comme la liste de distribution que Barry Kevin m’avait remise.
— Fabriqué par Gloria Mason ? Une bien mignonne fillette et très futée, fit Holst.
— Vous changerez d’avis quand la police l’aura retrouvée.
— Qu’est-ce que j’ai à craindre de la police ? demanda-t-il d’un ton bonasse. Les flics ont ramassé la réceptionniste de Bertha, du côté de Compostella Canyon ; elle leur a dit qu’elle faisait un tour, pour prendre le frais… Et elle avait un permis de port d’arme. Ils l’ont gardée un jour, mais ils ont dû la relâcher.
— Sur votre intervention ?
Il ne répondit pas, mais demanda :
— Pourquoi voulez-vous qu’ils embêtent Gloria Mason ?
— Pour récupérer l’original de la lettre.
Il éclata de rire :
— Asseyez-vous une minute.
Il appuya sur un bouton. Je restai debout. La porte s’ouvrit derrière moi et j’entendis la voix de Bannion : « Oui, monsieur », puis la porte se referma. Cinq minutes s’écoulèrent. Holst soufflait des ronds de fumée qui ressemblaient à des champignons de bombe atomique.
Elle entra en compagnie de Bannion. Elle avait une robe d’époque et un maquillage de scène. Ses yeux brillaient comme si elle eût vu les cieux s’ouvrir. Elle s’assit avec désinvolture sur le coin du bureau de Holst et lui sourit, mais ne m’accorda pas un regard. Il l’examinait, comme un éleveur évaluant une génisse.
— Alors, mon chou ? fit-il.
— C’est épatant, monsieur Holst !
— Comment ça a marché, Bannion ?
_ Eh bien, pas mal, monsieur. Oui, monsieur, il faudra qu’elle travaille un peu sa voix, mais pour cela, monsieur, nous avons des spécialistes.
— Gloria, fis-je.
Elle tourna la tête :
— Salut !
— Où est la lettre ?
— Quelle lettre ?
— La lettre pour laquelle vous m’aviez demandé un coup de main. La lettre pour laquelle vous avez cherché à me séduire. La lettre qui m’a valu des coups de téléphone incessants.
Elle battit des cils, qui étaient faux et très longs, et fit un grand sourire :
— Qu’est-ce qu’il raconte ? demanda-t-elle.
— Vous n’êtes vraiment pas au courant, mon chou ?
— Pas du tout.
— Ça y est, dis-je ; vous avez traité ensemble !
— Traité ? fit Holst. Qu’est-ce que cela veut dire ? On m’informe que cette mignonne se trouve dans les parages et qu’elle a du talent à revendre. Notre firme cherche des acteurs doués. Les talents nouveaux, c’est le sang de l’industrie cinématographique. Je lui envoie donc un de nos dénicheurs de vedettes et, pour commencer, la gosse décroche un petit rôle, mais…
— Vous l’avez vendue quel prix, cette lettre, Gloria’demandai-je.
— J’ai de l’argent, répondit-elle fièrement, je n’ai pas besoin de mégoter.
— Vous toucherez deux cent cinquante dollars par semaine pendant six mois, dis-je, et ensuite, un coup de pied au derrière, et vous vous retrouverez sur le trottoir !
— J’ai du talent, je ne risque rien.
— Attendez que la police en juge, de votre talent !
— Mais les flics sont tout à fait charmants. (Elle recommença son petit jeu de cils, dont elle semblait très fière.) J’ai eu affaire avec un policier, à la frontière. Il a été adorable…
Je regardai Holst. Il souriait de nouveau. Je lui demandai :
— Comment a-t-elle réussi à se dépatouiller dans l’affaire Frascatti ?
— Elle n’a rien à voir là-dedans, Dufferin. C’est un règlement de comptes entre voyous de deuxième zone. A propos d’une boîte de nuit… Elle ne le voyait plus, d’ailleurs, depuis longtemps.
— Et la lettre ?
Je vis dans ses petits yeux une lueur froide, mais satisfaite.
— Brûlée, dit-il. Il n’y a jamais eu de lettre. C’est un bobard. On va tous oublier ces divagations. Parce que si jamais vous en parlez en public, je vous coule, Dufferin ! Que ce soit à Hollywood, à New York ou au bout du monde. Je vous attaquerai en diffamation et vous serez ruiné jusqu’à la fin de vos jours. C’est clair ?
— Comme du cristal. (Je me tournai vers Bannion et dis :) Répondez-moi sincèrement. A-t-elle le moindre talent ?
Il regarda Holst, puis répondit :
— Eh bien, non, pour être franc, elle est lamentable.
— Voilà qui me console de bien des choses, dis-je.
Là-dessus, je sortis, traversai le bureau de réception et me retrouvai à l’air pur. Je respirai profondément.
Le soleil était éclatant. Le brouillard s’était dissipé, les oiseaux chantaient, il y avait dans l’air une odeur de verdure. Je longeai le couloir, franchis la porte du fond, eus droit au sourire, aimable du portier et aux regards envieux des gens qui faisaient la queue. Je m’en allai vers ma voiture.
Karen Kevin était là, en train de parler avec Johnny. Elle tourna vers moi son visage amer et s’efforça de sourire :
— Quel gentil petit garçon, dit-elle.
— Oui, on s’entend bien.
— J’ai téléphoné chez votre sœur. Elle m’a dit que vous étiez ici. Je cherche Gloria.
— Elle est là…
_ Au studio ? Monsieur Dufferin, vous n’auriez pas dû lui mettre toutes ces folies en tête…
_ Elle a réussi, dis-je. Elle a obtenu un contrat. Elle est en passe de devenir une vedette de première grandeur.
_ C’est vrai ? (Le front de Mme Kevin s’éclaira lentement. Elle parut sortir d’un rêve.) Bien sûr, Gloria est terriblement douée, je n’en ai jamais douté. Mais elle est si jeune, si innocente. Elle est incapable de défendre ses intérêts. Je devrais peut-être la retrouver, pour voir si tout va bien ?
— Bonne idée, dis-je. Vous n’avez qu’à vous adresser au type du guichet…
Elle opina vaguement. Déjà elle m’avait oublié. Vivement elle s’approcha du guichet sans prendre son tour et se mit à parlementer à voix basse. Bientôt, le ton s’éleva. Elle discutait ferme.
Je pris le volant.
Nous traversâmes Hollywood. Jetais encore intimidé, mais l’enfant me souriait et bavardait avec l’entrain de son âge. Il me demanda :
— Où on va, papa ?
— A la maison, faire les valises, dis-je. Et ensuite au Mexique pour quelques semaines. On va pêcher, nager… Ça te va ?
— Tu parles ! fit-il. Eh bien, je vais t’aider à faire les valises, à cause de ton bras.
Il tint parole, traînant les petites valises, suant et grognant comme un déménageur. Fay et Chester nous souhaitèrent bon voyage sur la véranda et je découvris combien les gosses peuvent être déconcertants. Je dus dire à Johnny de se retourner pour faire un signe d’adieu. Il le fit, mais rapidement. Chester, lui, agita la main jusqu’à la dernière seconde. Je pouvais le voir dans le rétroviseur.
Tout le long de la route, les panneaux publicitaires annonçaient : l’industrie du cinema en plein essor… les films toujours meilleurs…
FIN